Représenter
La planète Représenter… Quels regards scientifiques et culturels portons-nous sur notre corps ?
Explorons ensemble la condition humaine à travers ses multiples représentations artistiques, historiques, psychiques ou mythologiques.
Représenter le corps des femmes : Vénus
La représentation du corps des femmes dans l’art a longtemps été façonnée par les normes imposées par la société patriarcale. Vénus, symbole de la féminité et de l’amour, a traversé le temps et les histoires. De la Vénus de Willendorf au miroir de Diego Velazquez, l’image de la femme a souvent été définie par des critères esthétiques masculins idéalisés. Le podcast : La Vénus lacérée - Vénus s’épilait-elle la chatte ? retrace l’histoire d’une Vénus d’un point de vue féministe.
Ces représentations témoignent d’une idéologie d’une beauté inégalable et fragile et des rôles imposés aux femmes : être enfant, être mère, être morte. Elles visent à normer le corps féminin au carcan de la société. Mais des artistes contemporaines décident d’utiliser ces symboles pour remettre en cause ces normes et se réapproprier le corps des femmes.
Vénus, Judith, Kali, Aliénor d’Aquitaine, Joséphine Baker ou encore Virginia Woolf font partie des 1038 femmes représentées et citées dans l’immense œuvre de Judy Chicago. Elles sont des personnages mythologiques, des artistes, des scientifiques, des muses, des figures historiques ou religieuses et elles sont mises à l’honneur dans cette remarquable sculpture. Cette œuvre est composée de 39 tables, 39 assiettes dressées et formant un triangle de 15 mètres de côté. Chaque place dispose d’un chemin de table brodé avec le nom d’une femme. De nombreuses assiettes ou éléments de set de table forment un papillon ou une fleur pour symboliser la vulve. Une œuvre comme celle-ci joue un rôle important dans l’art, elle offre une représentation authentique et émancipatrice du corps de la femme.
Les représentations artistiques et scientifiques permettent de raconter l’histoire des corps sous le prisme de leurs expériences, de leurs diversités et de leurs cicatrices.
Représenter la différence : les Gueules Cassées
10 millions de disparus, plus de 21 millions de blessés et de mutilés ; le bilan de la Première Guerre mondiale est particulièrement lourd et bouleversant. Après 1918, la principale préoccupation est la relance économique du pays faisant passer au second plan le temps de la reconstruction sociale et psychologique. Certains ne sont pas sortis indemnes de la guerre. Les Gueules Cassées, survivants mutilés de la guerre, sont contraints de vivre avec des blessures physiques visibles notamment au niveau de la face : plaies, visages atrophiés, perte de la mâchoire… Considérés comme des monstres, ces hommes errent entre préjudice esthétique, traumatisme psychologique et humiliation par autrui et doivent vivre tant bien que mal en société. En 1919, une pension est versée aux mutilés de guerre mais les mutilés du visage n’entrent pas dans les critères. Ces derniers sont alors privés d’aide économique et sans revenu car considérés comme inemployables plastiquement.
Connu pour son expression « Sourire quand même », Yves Picot, colonel d’infanterie et lui-même mutilé de guerre, a été l’un des premiers à prendre en considération les Gueules Cassées et à leur rendre hommage. Ces trois mots deviendront par la suite la devise d’un groupe d’entraide et de solidarité : l’Union des blessés de la face et de la tête. Association créée en 1921, elle propose soins de reconstruction faciale et aide psychologique à ces personnes revenant de l’enfer, s’étant sacrifiées pour l’État et n’ayant jamais obtenu d’aide en retour.
Bien que les outils techniques et scientifiques n’étaient pas aussi avancés qu’aujourd'hui, il fallait pouvoir soigner les blessés. Les ouvres-bouches permettaient d’étirer les muscles de la mâchoire des patients dans le but d’y recouvrer une élasticité musculaire. Placés sur la tête des blessés pendant 2 ou 3 semaines, les casques de Darcissac étaient utilisés avant la reconstruction plastique pour consolider les os fracturés. Dans les cas les plus sévères, une reconstruction faciale pouvait avoir lieu : greffe cutanée indienne (à partir du front), italienne (à partir du bras) et Dufourmentel (greffons issus du cuir chevelu) ou bien greffes ostéopériostiques (greffons issus du tibia sur les maxillaires). Pour les plus impactés, des prothèses en vulcanite (caoutchouc durci) peintes à la main, étaient proposées, donnant l'illusion aux patients de retrouver leur visage passé.
Les Gueules Cassées ont alors beaucoup souffert de leur corps au lendemain de la guerre. Cependant, la guerre n’est pas la seule cause de mal-être corporel et la dysmorphophobie en fait également partie.
Représenter son propre corps : la dysmorphophobie
Les gens se soucient de leur apparence de manière plus ou moins pressante. Le reflet dans le miroir finit par nous ramener à cette préoccupation. En effet, c’est le premier critère sur lequel nous jugeons les personnes, d’où l’importance de vouloir maintenir notre apparence face à nos pairs. Toutefois, pour certaines personnes, l’obsession poussée à l’extrême bascule dans le trouble.
Aussi appelé dysmorphophobie (peur de quelque chose qui ne va pas avec son corps), le trouble dysmorphique du corps (TDC) est une condition dans laquelle les personnes sont tellement tourmentées par des défauts perçus dans leur apparence que cela impacte leur vie (Crocq and Guelfi, 2015). Ce n’est pas un complexe, c’est un trouble psychique qui a été décrit pour la première fois par le psychiatre italien Enrico Morselli en 1891. Il touche environ 2 à 3 % de la population (Crocq and Guelfi, 2015).
Le corps entier ou seulement quelques parties peuvent être pris pour cible. La personne se focalise sur un « défaut » dans son apparence qui est imperceptible aux autres : la forme ou la taille du nez, des yeux, de la bouche, des oreilles, des seins, des jambes. Ces parties du corps sont alors jugées et décrites comme hideuses, laides, difformes, repoussantes. La haine de son propre corps en donne une représentation altérée où la personne se voit différemment de ce qu’elle est vraiment.
L’obsession vire à des comportements répétitifs et compulsifs comme scruter son reflet plusieurs heures par jour ou, au contraire, bannir complètement les miroirs, cacher la partie du corps qu'ils ou elles trouvent difforme avec du maquillage ou plusieurs couches de vêtements. Ces rituels prennent beaucoup de temps. À l’extrême, la vie de tous les jours, sociale, professionnelle, s’en trouve bouleversée : certain·e·s sortent de chez eux que la nuit, d’autres s’isolent totalement de peur d'être jugé ou ridiculisé à cause de leur apparence.
De cette perception faussée du corps a découlé un mélange et une projection à d’autres corps, donnant naissance à un imaginaire de créatures hybrides et mythologiques mi-humaines, mi-animales comme le centaure, le minotaure ou la sirène.
Représenter les corps imaginaires : les sirènes
La toute première mention de sirène dans l’histoire remonte à l’Antiquité au VIIIe siècle avant J.C par la main d’Homère dans son livre l’Odyssée au chant XII. Elles y apparaissent sous la forme de créatures mi-femme mi-oiseau cherchant à détourner Ulysse et ses compagnons de leur trajet retour vers Ithaque, après la guerre de Troie. Les sirènes ne sont que très peu décrites par Homère. On apprend seulement que les sirènes utilisent leur voix pour former des chants envoûtants et jouent de leurs instruments pour créer des mélodies enivrantes pour appâter les marins. Il est important de noter qu’ici les sirènes ne sont pas des créatures marines. Non seulement elles sont associées aux éléments de l’air et de la terre mais elles adoptent des postures très statiques, un morceau de terre émergé ou un rocher domptant la mer les séparant toujours de l’élément aquatique.
Cette vision de la sirène va perdurer pendant toute l'Antiquité mais petit à petit, le caractère marin des histoires qui l’entourent vont infuser dans sa légende. De nombreuses créatures aquatiques et notamment Scylla - un monstre marin représenté avec un corps mi-femme mi-reptile marin et qui est également présent pendant le voyage d’Ulysse après que celui-ci ait réussi à passer l’épreuve des sirènes - vont influencer la représentation du corps des sirènes au Moyen-Âge. Alors que l’on peut lire des histoires de sirènes mi-femme mi-poisson dès le VIe siècle après J.C, ce n’est qu’à partir du XIIe siècle environ que l’on peut observer des représentations de celles-ci. La légende des sirènes, qui gardent leurs attributs musicaux même après leur transformation, va être relayée pendant des siècles, notamment par le récit de grandes figures comme Christophe Colomb qui prétend dans son journal les avoir rencontré pendant l’un de ses voyages en mer. On suppose que ces sirènes étaient en réalité des animaux aquatiques comme le lamantin.
La dernière partie de l’histoire des sirènes s’est écrite à l’époque moderne. De créatures monstrueuses et mangeuses d’hommes, la représentation des sirènes prend peu à peu un tournant plus sensuel. Les sirènes mi-femme mi-poisson, alors largement répandues, se transforment à nouveau en femmes fatales qui nourissent les fantasmes. L’image de la sirène est érotisée, presque romancée où la légende de la sirène se mélange à celle de la femme libre et indomptable, symbole d’une indépendance féminine qui n’a toujours pas fini d’effrayer une partie de la gente masculine.
Sources
Vénus
Les Gueules Cassées
La dysmorphophobie
- Crocq, M.-A., Guelfi, J.-D., 2015. DSM-5: manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e éd. ed. Elsevier Masson, Issy-les-Moulineaux.