LES CORPS EN SOCIÉTÉ

Encrer son identité : notre corps comme toile

Pratique historiquement identifiée comme appartenant au milieu carcéral et stigmatisée en Europe, le tatouage se démocratise. Symbole d’affiliation à un groupe ou une communauté, encrer son corps est également devenu une manière de s’affirmer en tant qu’individu à part entière. Quelles histoires encrons-nous dans nos peaux ?

La première trace du tatouage remonte à -3 200 ans avec Ötzi, un homme préhistorique naturellement momifié retrouvé en 1991 en Italie. Aujourd’hui, un·e français·e sur cinq est tatoué·e ; sur le territoire, il existe plus de 5 000 salons de tatouages. L’engouement autour de cette pratique est récent, la connotation du tatouage était bien différente il y a plusieurs décennies. À l’origine, le tatouage était vu comme un stigmate : il était synonyme de marginalisation. En premier lieu, c’est aux médias que nous devons la popularisation actuelle de la pratique.

De la marginalisation à la démocratisation

C’est à partir du XVIIIe siècle que le tatouage prend une place prépondérante au sein des milieux carcéraux et marins. Sa démocratisation au sein des populations démarre aux États-Unis et en Angleterre, il faudra attendre encore quelques années pour qu’elle arrive en France. Le tout premier salon de tatouage français ouvre ainsi à Pigalle dans les années 60. C’est la montée des mouvements punks et rocks anglo-saxons dans les années 80 qui suscite ce véritable engouement. La génération MTV a été la plus touchée par ce phénomène. Les clips de musiques présentent alors des chanteur·euse·s de plus en plus tatoué·e·s : l’influence augmente. Le tatouage devient de moins en moins un signe de marginalisation, mais un véritable phénomène de mode. La mondialisation et les réseaux sociaux participent grandement à la reconnaissance du tatouage comme marqueur d’une personnalité et/ou d’appartenance à un groupe social.

 

Les avancées en médecine ont aussi eu leur importance. La stérilisation des outils, notamment des aiguilles, a été opérationnelle seulement dans les années 70. Se faire tatouer auparavant était donc dommageable, freinant également cette démocratisation.

personne se faisant tatouer une fleur sur la main
© Ritesh Raj - Unsplash

Tatouages et faits de cultures

Malgré l’influence sociale importante, l’acte de se tatouer est un choix individuel, révélant beaucoup sur la personnalité et l’individualité.

Charlotte Creux est doctorante en géographie au sein du laboratoire Passages de l’Université Bordeaux Montaigne et du CNRS. Le projet scientifique de ce laboratoire s’intéresse aux reconfigurations des spatialités et des changements globaux. Les travaux de recherche se placent du côté des acteurs et de leurs constructions intentionnelles, symboliques, identitaires et/ou politiques qui mettent en forme notre monde actuel. 

 

Pour sa part, Charlotte Creux travaille sur les relations spatiales qui animent le passage à l’acte des tatoué·e·s. Autrement dit : en quoi les tatouages sont l’expression de la construction identitaire du tatoué·e à travers les éléments de l’espace qu’il ou elle représente sur son corps ? Le premier tatouage amène à reconsidérer les espaces comme porteurs de sens, sens que l’on souhaite garder sur notre peau. Voyages, souvenirs, rencontres : la pratique dépasse l’iconographie pour venir s’inscrire dans des dynamiques culturelles et individuelles. 

 

personne tatouée jouant du banjo
© Unsplash - Matheus Ferrero

À la rencontre des tatoué·e·s, Charlotte Creux les questionne sur leur rapport à leurs tatouages, la perception qu’ils·elles en ont, ainsi que la signification de l’espace choisi. À titre d’exemple, il peut s’agir de se faire tatouer un album de son groupe de rock préféré dans la ville de son tout premier concert ! Le tatouage est ici vu comme un fait de culture, une notion qu’explique Charlotte Creux : « Le tatouage a toujours eu un rapport à la culture prépondérante, en plus d’être un acte personnel. Un tatouage représente un élément culturel dans un espace particulier nous tenant à cœur : groupe de musique, œuvres, lieux qui nous ont marqués, groupe social… Le fait de culture se couple aussi au symbolisme du tatouage traditionnel d’origine. »

Se réapproprier son corps

Elisa Bezier

Se tatouer, c’est également retrouver son corps, et ce surtout lors du premier tatouage qui est souvent vécu comme un moment marquant : « Le premier tatouage a toujours une forte signification, soit positive, soit négative, soit négativo-positive », précise ainsi Charlotte Creux. Se faire tatouer un moment difficile participe à surmonter une étape de sa vie : c’est marquer quelque chose, à un moment donné, parce que nous en ressentons un besoin impérieux. Dans ce cas, nous sommes plus loin que l’aspect esthétique ou le fait de culture : c’est une forme de réappropriation corporelle.

 

Le tatouage a permis à de nombreuses personnes de cacher leurs complexes, embellir le corps à leur façon, voire de le reconstruire. Camoufler des cicatrices, des lésions cutanées, des brûlures ou des greffes de peau : c’est ce qu’on nomme le tatouage médical ou dermopigmentation. Dans le cadre d’un cancer du sein, le tatouage fait partie intégrante de la prise en charge du·de la patient·e. Elle permet un processus de reconstruction corporelle plus court, ainsi qu’une amélioration de la perception de l’image de soi. La thèse de N. Kluger démontre que le tatouage post mammectomie compense en partie l’insuffisance perçue par les patient·e·s. Il y a une véritable réappropriation de leur corps, allant de pair avec une amélioration de la confiance en eux. Les individus suivis lors de cette thèse développent l’idée d’une reprise de contrôle sur la maladie qui les a rongés. Se tatouer est devenu une manière de réapprendre à aimer son corps, à sa juste valeur.